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Le regard de Rineke Dijkstra sur le regard des autres

Le musée du Jeu de Paume accueille dans ses murs la photographe néerlandaise Rineke Dijkstra. 75 photos couleur de grands formats sont exposées. Elles ont été réalisées entre 1992 et 2003 et présentées par séries.

Kolobrzeg, Pologne 26 juillet 1992, C-print
© Rineke Dijkstra - Courtesy Marian Goodman Gallery, New York / Paris

Dans ses portraits de plage, on voit des adolescents polonais, ukrainiens, américains le dos à la mer. Ils sont pris de plain-pied selon un protocole identique, debout, les pieds nus, en maillot de bain. Ce décor épuré permet de capter l’attention sur leur regard. Rineke Dijkstra demande à ces jeunes modèles de regarder l’objectif et de ne pas sourire afin d’éviter l’effet photo de famille au bord de la plage.
Rineke Dijkstra est à la recherche de l’instant de vérité, le moment où le sujet est lui-même. Elle se dit fascinée par des peintres de la renaissance comme Rembrandt et Ingres.

En regardant ces images avec attention, une jeune polonaise semble être la réplique adolescente de la Vénus sortant des flots de Boticelli ; la tête légèrement inclinée, elle a la même pose tout en délicatesse et pudeur. Un jeune ukrainien lui semble être le David de Michel-Ange ; bien plus jeune, plus frêle, plus fragile mais avec autant de grâce. Deux adolescents américains ont le même air emprunté que le pierrot d’Antoine Watteau. Il s’agit probablement d’une expression inconsciente de l’artiste ou de poses humaines universelles, qui par nature ressurgissent au fil des siècles.

Rineke Dijkstra a également photographié des femmes qui viennent d’accoucher et qui ont posé debout, contre un mur blanc d’un couloir de maternité. Elle a voulu gommer les images trop roses de la maternité. L’une porte une culotte transparente avec une grosse serviette hygiénique. Chez la deuxième un filet du sang , qui part de son sexe ruisselle le long de sa jambe pour finir par se répandre su le sol. Enfin la troisième vient juste de sortir d’un accouchement avec césarienne, la plaie est bien visible. La photographe a réussi à capter ce regard de femme qui sort des douleurs de l’enfantement et qui prend conscience de son statut de mère, c’est un regard ni gai ni triste, c’est un regard d’espoir mélangé d’inquiétude tourné vers l’avenir. Filippo Lippi, un peintre de la renaissance, le plus profane des peintres religieux de Florence et qui fut le maître de Boticelli, a su, il y a des siècles, peindre la même expression sur le visage d’une madone. Bien qu’étant moine il tomba amoureux de la nonne Lucrezia Buti, son modèle. Un enfant naquit de cette union. Ces femmes ont toutes le même regard tourné vers l’objectif, un bébé contre elles. Lucrezia Buti regarde le peintre droit dans les yeux avec cette même interrogation sur l’avenir.

Dans un parc de Berlin des enfants sont pris de plain-pied, le fond des images est dans une dominante verte, c’est la végétation d’un sous bois, ils sont toujours à la même distance de l’objectif, on les voit jeunes puis plus âgés. Ce suivi dans le temps est encore plus fort avec Olivier et Almerisa. Olivier est un jeune marseillais qui entre dans la légion étrangère, il est photographié à plusieurs étapes de son incorporation ; la transformation de son regard est impressionnante on sent progressivement qu’il passe de l’enfance à l’age adulte. Almerisa est une réfugiée de l’ex Yougoslavie. Depuis qu’elle a six ans Rineke Dijkstra la prend en photo tous les deux ans, toujours assise sur une chaise dans un souci d’unité. Seuls ses vêtements, son allure permettent sur la première photo de la distinguer d’une autre petite fille de son âge. Par la suite sa métamorphose la rend conforme aux jeunes filles des Pays Bas. A la fin le maquillage vient renforcer son envie de ressembler au stéréotype de lolita que l’on rencontre dans les clips qui passent à la télévision. Son regard d’enfant se transforme peu à peu en regard d’adulte.
Rineke Dijkstra a tenté également de saisir l’expression du matador après la corrida, leur veste déchirée, le visage couvert d’éclaboussures de sang du taureau. Cette fois ci on ne voit que leur buste, ils sont légèrement de trois quarts comme si la photographe prenait l’angle de vue du taureau.

Une autre série présente de jeunes soldats israéliens. N’arrivant pas à exprimer la complexité culturelle et politique d’Israël, Rineke Dijkstra a focalisé son propos sur des parcours d’individus en réalisant ces portraits. Les garçons on un fusil mitrailleur à la main, les jeunes filles sont photographié juste avant leur incorporation, en civil et avec l’uniforme à l’issue d’un exercice de tir.

En matière de portrait, Arnold Newman, laisse le modèle dans son univers afin que l’on comprenne bien qu’il s’agisse d’un musicien ou d’un peintre. Il oriente sa photo en fonction de l’éclairage qu’il utilise.
Avedon, lui, place des gens devant un fond blanc, extraits de leur contexte. Le contexte se devine à la vue des traits si accentuées des sujets.
Dans un autre genre Pierre et Gilles déguisent leur modèle en créant un univers kitch qui leur est propre, inspiré des stéréotypes du monde de l’art.
Rineke Dijkstra à un style bien particulier, elle évoque elle-même Bernd et Hilla Becher dans leur manière d’appréhender leur sujet de front, d’établir un protocole, de créer un phénomène de répétition. Il y a une préoccupation identique à faire ressortir le sujet, d’une façon obsessionnelle.
Chez Rineke Dijkstra le sujet est dans un cadre naturel mais tout y est organisé, il n’y a personne d’autre que le modèle sur ses photos de plage, le cadrage est identique, les personnages sont tous nus pieds, ce coté sériel et systématique donne une certaine froideur générale.
On parle souvent de Diane Arbus, quand on évoque le travail de Rineke Dijkstra, en effet elle a fait des images d’enfants avec une certaine rigidité dans la pose, des photos de femme avec leur enfant dans les bras mais la comparaison s’arrête là à mon sens. Il n’y a pas chez Diane Arbus cette mise en scène, leur point de rencontre porte sur le même souci de faire tomber un masque. La démarche de Diane Arbus est plus sociale. Elle s’est intéressée à des populations qui ne sont pas habituellement représentées, des individus au physique hors normes, des nains, des travestis, des trisomiques, des transsexuels. Sa carrière de photographe se terminera à 48 ans par un suicide.
Rineke Dijkstra est à la recherche de l’instant de vérité dans une mise en scène esthétique, ce qui ne retire rien à la beauté de ces images qui sont d’une extrême netteté comme pour révéler le plus intime de l’être photographié.
L’artiste présente également des vidéos selon les principes de ses prises de vues photographiques : une installation vidéo de 1996-1997 intitulée The Buzzclub et une vidéo de 1997, Annemiek.

Informations pratiques
Du 14 décembre 2004 au 20 février 2005
Jeu de paume
1, place de la Concorde 75008 Paris
Métro Concorde, accès par le jardin des Tuileries, côté rue de Rivoli Renseignements : 01 47 03 12 50
Entrée : 6 €, tarif réduit : 3 €
Mardi (nocturne) : 12h à 21h 30, mercredi à vendredi : 12h à 19h. Samedi et dimanche : 10h à 19h, fermeture le lundi
http://www.jeudepaume.org